Trois questions à

« Le Palais de la Porte Dorée est à la fois très bavard et très silencieux sur la colonisation »

Le 6 mai 1931, le Palais de la Porte Dorée ouvrait ses portes à l'occasion de l'Exposition coloniale, qui accueillit plus de 8 millions de visiteurs. 90 ans après, Pap Ndiaye, nouveau directeur général de l'Établissement, revient sur la naissance de ce lieu historique.

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Pap Ndiaye
Pap Ndiaye
© Cyril Zannettacci

Dans quel contexte historique est née l'Exposition coloniale ?

Pap Ndiaye : Sous l’égide du maréchal Lyautey, son Commissaire général, l’Exposition coloniale internationale tenue à Paris de mai à novembre 1931 fut la dernière, et la plus populaire du genre : elle fut incontestablement un grand succès, avec 8 millions de visiteurs et 33 millions de billets vendus. Les deux cents bâtiments représentant toutes les régions de l’Empire français occupaient plus de cent hectares dans le bois de Vincennes. A l’exception notable de la Grande-Bretagne, l’autre grande puissance coloniale, les autres pays colonisateurs étaient représentés par des pavillons spécifiques. Le Musée des colonies, construit pour l’occasion, exposait une vue générale et historique de la colonisation française.

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Statue de Léon Drivier sur les marches du musée permanent des Colonies lors de l’inauguration de l’Exposition coloniale, 1931
Statue de Léon Drivier sur les marches du musée permanent des Colonies lors de l’inauguration de l’Exposition coloniale, 1931. Photographie Henri Manuel / Musée national de l'histoire de l'immigration, Palais de la Porte Dorée, Paris.

Cette exposition se situe dans un moment qui représente l’apogée impériale de la France. Après la Première Guerre mondiale, l’empire français s’agrandit territorialement, et la participation valeureuse des soldats coloniaux au conflit valide l’idée que les colonies sont nécessaires au pays. Alors que la colonisation n’était pas si populaire au début du 20e siècle, celle-ci se trouve légitimée par la guerre, et l’exposition coloniale enfonce le clou. En outre, la Grande dépression touche alors la France, et il convient de démontrer, en particulier au monde ouvrier bien représenté dans les quartiers populaires de l’est de Paris, que les colonies rapportent au pays plus qu’elles ne lui coûtent.

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Vue aérienne de l’Exposition coloniale de 1931
Vue aérienne de l’Exposition coloniale de 1931 avec, au centre, le Palais des Colonies
© Roger Viollet

Avec 90 ans de recul, que nous apprend-elle du regard de l’époque sur les colonies et les peuples colonisés ?

Pap Ndiaye : Dans son ouvrage Le goût des autres. De l'exposition coloniale aux arts premiers, l'anthropologue Benoît de l'Estoile distingue trois formes de discours sur les sujets colonisés, présentes simultanément dans l’exposition : l'une est "évolutionniste", l'autre "primitiviste", la dernière "différentialiste".

Dans le cas évolutionniste, la mission coloniale se trouve justifiée par l'état de sauvagerie des indigènes au moment de la conquête. Grâce à l'action bienfaisante de la civilisation européenne, les Africains, en particulier, pourront sortir de leur état d'enfance à vitesse accélérée, et entrer dans l'histoire. Les évolutionnistes se fondaient comme les autres sur une hiérarchie des races, mais l'inscrivaient dans un schéma progressiste, au sens où les « races inférieures » étaient susceptible d'évoluer favorablement sous la houlette bienveillante des colonisateurs.

Le discours primitiviste insistait plutôt sur les origines, qui se trouvaient valorisées par les "arts primitifs", précieux témoignages de peuples restés à l'aube de l'humanité, en dehors de l'histoire, en fusion avec la nature. Ce discours était finalement l'héritier lointain du mythe du "bon sauvage", situé en dehors de la civilisation, et donc non perverti par elle, mais également privé de ce qui fait l'homme, c'est-à-dire le changement et l'expérience de l'histoire.

Quant au discours différentialiste, il célèbre plutôt la diversité des cultures, et assigne à la colonisation mission de la préserver. La question de la hiérarchie raciale passe au second plan derrière la "différence", mais elle n'est pas absente loin s'en faut. Le maréchal Lyautey se situait plutôt dans la perspective différentialiste. Pour lui, la colonisation devait maintenir les différences tout en les surmontant dans un cadre politique commun, celui de l’empire français.

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Scène accompagnant l'allegorie de la liberté, photo Lorenzö, ©  Palais de la Porte Dorée

La fresque de Ducos de la Haille – décorant les murs de la salle centrale du Palais - exprime tout à la fois la perspective évolutionniste (on y voit les colonisateurs apporter les bienfaits de la civilisation), la perspective primitiviste (le monde colonial est dépeint comme un éden où les humains vivent en communion avec la nature et les animaux) et la perspective différentialiste (elle illustre la variété des cultures d’un bout à l’autre de l’empire sur lequel « le soleil ne se couche jamais » comme disaient les Britanniques).

En réponse au discours colonialiste, le PCF et les surréalistes organisèrent une modeste « contre-exposition coloniale ». Tout le monde n’était pas en accord avec l’Exposition coloniale, qui exaspérait les jeunes intellectuels et étudiants venus des colonies, comme les sœurs Nardal ou Senghor.

Comment le Palais de la Porte Dorée peut-il aujourd’hui nous parler de ce moment de l’histoire de France ?

Pap Ndiaye : Le Palais de la Porte Dorée est le plus grand monument colonial de France en même temps qu’un chef d’œuvre art-déco. Sans être un musée de la colonisation, il permet tout de même de parler de ce moment d’apogée impériale qu’il symbolise fortement dans le paysage parisien. Nous avons donc à expliciter, à raconter ce qu’il représente, l’époque de sa construction et de son inauguration, et aussi à dire clairement ce dont il ne parle pas : les violences coloniales, les crimes, tout ce qui a été commis au nom de la civilisation. Il ne parle pas non plus des résistances des colonisés. Bref, nous devons parler du « texte public » et du « texte caché » de la colonisation, pour reprendre une expression du politiste américain James C. Scott dans son travail sur les « arts de la résistance ». Le Palais de la Porte Dorée est à la fois très bavard et très silencieux sur la colonisation. Ces deux aspects sont aussi passionnants l’un que l’autre.